Il faut remonter à la première guerre mondiale, lorsque le monde est impatient d’accepter la guerre et prêt à se désarticuler.
En même temps que le cataclysme européen s’engage, alors qu’à l’autre bout du continent, la Russie s’engage dans son processus révolutionnaire irréversible, l’art devient abstraction. Il est même né là-bas, Kandinsky aquarellant sa première composition abstraite en 1911.
Plus d’ombre effleurant les choses.
Plus de normalité figurative.
Plus du tout de perspective.
Plus de déformation des formes.
Plus d’illusions faisant semblant de faire reconnaître.
Un acte au plus profond de son dénuement.
Une pulsion transformant dans son projet le cheminement du contour et du sens. Construction qui se passerait des sens, de la pensée, des références humaines et spatiales ?
Aujourd'hui, cette forme d’expression est devenue une normalité à laquelle on a été forcé de s’habituer. (culpabilisation vis à vis des impressionnistes que l’on avait de leur vivant et longtemps après négligé).
D’un côté, la mode mélancolique des grandes rétrospectives de tous les peintres figuratifs qui ont été les bornes sensibles de l’histoire.
De l’autre côté, la mode inconditionnelle d’une référence fondamentale exclusivement moderne et chaque jour davantage inattendue.
Deux modes tendant à s’opposer et à se tourner le dos.
Or, l’art non figuratif est issu de l’art figuratif, une cohésion de continuité totale existe entre eux, et devrait être considérée telle ; et pas considérer le naufrage de l’un au sauvetage de l’autre.
Les deux clans sont rivaux parce que les uns légitiment l’échec d’un aboutissement historique de toute une évolution figurative, tandis que les autres s’emparent de la trouvaille de Kandinsky pour protéger un renouvellement dans la pensée. Tous ont raison parce qu’ils ont tous deux également tort.
La musique est depuis son origine un langage abstrait, ne signifiant pas des émotions, des idées. Un élan pur cristallisant dans des mélodies, une énergie capable de se transmettre. Comme l’écriture.
Alors la conception d’une œuvre picturale à l’origine envisagée dans cette proposition.Chaque signe est selon ce qu’on lui prête, personnellement ou collectivement un repère.
Alors si un jour, le thème principal de la figuration s’éloigne de son habitude et acquiert une autre dimension, c’est autant dans le même morceau de musique, le passage en majeur qui suit un mode mineur, ou quelque chose du même genre provenant d’une nécessité intérieure inexplicable autrement que par la sensation qui en découle.
Or, ce qui change réellement, c’est l’attente vis à vis de l’image.
Elle n’est plus, dans la peinture, un des piliers de la civilisation ; elle se refuse désormais à représenter l’horreur, la mort, les obsessions, les cataclysmes, les mythes d’antan éculés : durant la grande guerre 1941-1918, aucun peintre n’aborda la mise en images de la désolation, de la boue, du meurtre ; aucun peintre ne peignit la guerre pour la raconter dans sa cruauté; l’image refuse d’aider un pouvoir particulier à s’établir et à perdurer ; que ce pouvoir soit temporel ou intemporel.
Elle ne remet plus rien en cause. Elle n’est plus flatterie.
Elle n’est plus témoignage, constatation, ni invention fantasme de la représentation d’un monde meilleur ou pire.
Elle n’est plus structurée par l’espace ni par le temps, n’ayant plus les mêmes repères constructifs.
Elle n’est donc plus mensonge.
Des hommes fuient un monde dans lequel ils ne se reconnaissent pas ; ils ne fuient pas misérablement ; ils oeuvrent et travaillent dans une direction qu’ils savent être la bonne. Ils oeuvrent afin que les contacts humains affectifs, sociaux qui sont devenus sous le pouvoir de la matière, aberrants, retrouvent des contacts plus généreux et sincères.
L’image refuse le monde, laissant la place à la photographie puis au cinéma, plus tard à la télévision le soin de s’y intégrer.
Question : que fait le peintre abstrait de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il vit ? Il y a en chacun de nous une chimie intérieure qui digère tout ce que les sens lui font parvenir, qui transforme en rêves nocturnes, en cauchemars, en projets, en actes quotidiens, en idées de génie toutes les informations porteuses des circonstances afin de s’adapter à elles et les modeler selon une nécessité précieuse au devenir de l’existence. Cette synthèse basée sur la conscience et sur l’inconscience étant le moteur et le fruit de nos connaissances peut être une image formidablement exacte, une chanson, un acte irraisonnable, un don profond, et dans le cas pour les peintres, une oeuvre au geste qui découle d’une nécessité intérieure sans rapport formel avec des formes ordinairement observées dans la nature, mais excessivement vraie comme l’écriture d’une cantate chez Bach ou d’un opéra chez Vivaldi, chez qui on ne recherchera pas la transposition physique d’une forêt ou la densité psychologique particulière d’un personnage.
Seulement, une fracture : la sensibilité du public ne retrouve ni dans la peinture, ni dans la poésie, ni dans la musique, ses besoins émotionnels et mythologiques réactionnaires ; même si les artistes sont prêts à lui en fournir les éléments.
Or, le public s’est détourné rapidement des formes de l’art traditionnel parmi lesquelles il ne sut plus déchiffrer un réconfort au profit des inventions technologiques plus rassurantes : photo, cinéma, télévision.
Même si les images de ces médias sont truquées, d’autant plus, car elles correspondent exactement, à l’aide d’études psychologiques très subtiles, à contenter une masse importante d’individus à qui l’on ne demande surtout pas de penser, mais de se réveiller chaque matin, conscients de leur vacuité mais débarrassés de l’énergie de toute révolte. Surtout amener à ne pas se révolter vis à vis des pouvoirs qui glissent imperceptiblement vers une croissance qui broie l’émotion individuelle dans l’errance de la consommation stupide. Surtout ne pas se plaindre que l’échec des nantis est toujours payé par les ouvriers et les pauvres, à qui ils osent donner avec mépris des leçons sur leur précarité !
Seulement, ce qu’il reste, c’est l’art qui transmet les invariants de la liberté, de la justice, les seuls repères de la vie humaine : c’est au cours de l’évolution fabuleuse qui laisse à notre liberté, la portée d’un voyage extraordinaire, le moins virtuel possible, le laboratoire de notre conscience, celui de chacun de nous, par l’utilisation de toutes les figures inimaginables, des gestes les plus simples aux plus compliqués débarrassés de toutes connotations morales, des couleurs en nombre illimité où notre imaginaire désespéré n’est plus obligé de se refléter, un vocabulaire de formes qui n’est plus relié à la peur, la magie, l’exploitation, la perfection, une école, pour exprimer selon notre souhait, sans violence, sans haine, sans aboutissement idolâtre, l’indicible.